par Odile GOERG

James Africanus Beale Horton (1835-1883)
Né à Freetown en 1835 ; mort à Londres en 1883
Médecin, penseur du fait politique en Afrique, panafricain
Diplômé en médecine de l’université d’Édimbourg en 1859 ; Médecin-chef, responsable du
service médical de l’armée coloniale britannique de Gold Coast, en 1879.
Auteur de West African Countries and Peoples, Londres, 1868

Scientifique de renom et personnalité éminente de son temps, James Africanus Beale Horton est reconnu actuellement comme un des maillons dans la généalogie d’une pensée politique panafricaine sur le continent africain, après avoir traversé une longue phase d’effacement, tout comme son ouvrage principal, West African Countries and Peoples, publié à Londres en 1868. Des éléments biographiques et historiques expliquent cette trajectoire : sa mort à 48 ans en 1883 intervient à l’aube d’une rupture historique radicale, qu’il ne pouvait ou ne voulait réellement anticiper. Sa foi dans les bienfaits qui découleraient inévitablement de l’extension des principes économiques et politiques britanniques au continent africain par les Africains eux-mêmes, n’est plus audible au début du XX ème siècle, dans un contexte totalement bouleversé de mainmise impérialiste sur l’Afrique. Horton représente ainsi non seulement une unité de temps très précise, les années 1865-1870, mais il incarne aussi une société spécifique,celle de la Sierra Leone, espace cosmopolite. Au-delà de cette ambiguïté, son apport à une réflexion sur le devenir de l’Afrique est indéniable. Il s’inscrit dans une génération d’intellectuels, avec son compatriote A.B.C. Sibthorpe (c. 1840-1916), historien de la Sierra Leone, ou Edward Blyden (1832-1912), originaire de St Thomas (île danoise dans les Caraïbes), mais installé au Libéria et Sierra Léonais d’adoption. 1 .
Médecin et scientifique, Horton a publié plusieurs ouvrages dans lesquels la réflexion politique est toujours sous-jacente mais c’est dans West African Countries and Peoples, qu’il explicite son projet
politique global 2 .

Il est né en 1835 de parents igbo (sud-est du Nigéria), libérés par la Marine britannique des bateaux faisant la traite illégale des esclaves et débarqués en Sierra Leone, sous domination britannique. Il étaient alors catégorisés comme « recapturés » ou « libérés » (recaptives ; liberated). Il grandit à Gloucester, village de la périphérie de Freetown, et porte le patronyme Horton, honorant un missionnaire actif en Sierra Leone de 1816 à 1821. Il est distingué à l’école primaire par le révérend James Beale, dont il reprend le nom, qui favorise ses études à la Grammar school de la Church Missionary Society (CMS) de Freetown en 1845, puis à la CMS Fourah Bay Institution (connu plus tard sous le nom de Fourah Bay College) en 1853,les meilleures écoles du pays. L’objectif est d’en faire un pasteur mais, en 1855 il bénéficie d’une bourse du ministère de l’armée britannique pour aller étudier la médecine, avec deux autres Sierra Léonais de la même promotion, Samuel Campbell et William Broughton Davies. Les Britanniques ont en effet besoin de docteurs pour leurs établissements africains, les Européens étant réticents à s’y rendre. Il étudie d’abord à King’s College, à Londres, pendant trois années, puis à Edinburgh. Il est le premier diplômé africain en médecine (medical doctorate) d’Edinburgh, avec félicitations, en 1859. C’est là que Horton rajoute Africanus en se faisant enregistrer sous le nom de « James Africanus Beale Horton ». Cette affirmation de son appartenance au continent africain correspond à une démarche prônée par Blyden, qui incite à se débarrasser des patronymes britanniques, marques de la domination 3 , et à une prise de conscience de son africanité, loin de sa terre natale.

Son titre de médecin acquis, après quelques mois à Freetown, il est nommé surgeon (chirurgien) dans l’armée britannique stationnée en Gold Coast. Il côtoie professionnellement et socialement l’élite britannique et créole, se trouvant parfois en butte au racisme le plus ouvert, comme lors de son premier poste à Anomabu en 1860, soit au contraire hautement respecté pour ses compétences. Pendant plus de vingt ans, il sillonne les côtes de l’Afrique de l’ouest, allant d’un établissement britannique à un autre, entre la Gambie et la Gold Coast. Il y termine sa carrière en 1879 comme médecin-chef (Surgeon Major), responsable du service médical de l’armée, en Gold Coast. Il est témoin de la guerre avec les Ashanti (cf guerre anglo-ashanti en 1873-74) et s’exprime en faveur d’une confédération fanti, que les Britanniques refusent finalement 4 . Il prend sa retraite en 1880 à Freetown où il met en pratique divers projets économiques (ouverture d’une banque, investissement dans des mines…) tout en jouant un rôle social important et confirmant son intérêt pour l’éducation, lui qui a appelé de ses vœux la création d’une université à Freetown, ouverte à toute l’Afrique. La dépression économique des années 1870 bloque toutefois ces projets, qu’il compte relancer à partir de Londres où il se rend en 1881 et où il meurt le 15 octobre 1883.Ces connaissances concrètes informent ses écrits politiques et en font un pionnier du panafricanisme. C’est bien au nom d’une vision globale de l’Afrique qu’il s’exprime, en jouant constamment sur deux échelles, locale (les établissements britanniques, les diverses sociétés africaines et constructions politiques) et continentale, même si son horizon est celui l’Afrique de l’ouest, à une époque où les informations sur le reste du continent sont sporadiques et circulent peu. Fort occupé par son travail de médecin, Horton lit tout ce qu’il peut trouver et glane des informations auprès de personnes variées. Ayant reçu une formation classique et mû par la notion protestante de responsabilité, il considère qu’il a une mission auprès de ses concitoyens en tant qu’intellectuel éclairé ayant bénéficié d’études universitaires. Il s’implique dans les débats politiques par des articles, notamment dans l’African Times, journal de l’African Aid Society, fondée en 1860 à Londres.Son livre, West African Countries and Peoples, est une réponse élaborée au rapport du Select Committee de 1865 qui préconise le retrait progressif de la Grande-Bretagne du continent et le transfert du pouvoir aux élites locales. Horton est conscient des motivations pragmatiques de cette décision (morbidité élevée des Blancs sous les tropiques, coût excessif de la domination directe) mais il en voit les retombées positives pour les Africains. Il se rend à Londres pour compléter le manuscrit, mais sans pouvoir le reprendre totalement, ce qui explique des contradictions ou insuffisances, voire certains préjugés de son temps. Il faut donc appréhender les idées de Horton dans ce contexte temporel et matériel précis : la volonté de proposer un projet politique global, dans une période d’optimisme mais aussi de vive montée de courants de pensée racistes comme celle de Richard Burton. Le livre est publié par l’imprimeur de l’African Times, aux frais de Horton qui souligne que les ouvrages sur l’Afrique n’intéressent pas, sauf s’ils sont exotiques ou héroïques. Il est loin de ce type de récits. Le double sous-titre de son ouvrage montre en effet ses objectifs : formuler les mesures à prendre pour mettre en place des formes de self government et prendre la défense de la « race africaine » (a vindication of the African race).

Il s’exprime en tant que médecin et Fellow of the Royal Geographical Society (FRGS), pour réfuter des arguments racistes pseudo-scientifiques, et en tant que Sierra Léonais pour mettre en avant les progrès liés à l’éducation et affirmer la capacité des Africains à s’auto-gouverner selon des principes et des valeurs qu’il tire, notamment, de la civilisation britannique. Il s’interroge sur le système politique le plus adapté (Monarchie ou république ?) et propose dans cette optique des solutions constitutionnelles diverses selon les pays. Même si certaines de ses idées sont peu progressistes (rôle paternaliste attribué de l’élite, refus d’une place politique active pour les femmes…), il est le premier à militer pour un réel self-government des différentes entités politiques, unies par leur « nationalité africaine », et pour lesquelles il envisage un regroupement supranational, grâce à une assemblée législative commune à l’Afrique de l’ouest. Par ailleurs, il lie transformations politiques et projets économiques, sachant que l’Afrique recèle de vastes ressources, autant minières qu’agricoles. Il détaille les réformes à mettre en œuvre, allant de l’adduction d’eau au système de santé, de la défense aux banques, de l’urbanisme à l’introduction de nouvelles plantes. L’éducation, le recours aux techniques de l’industrialisation mais aussi les valeurs de travail et le sens de la responsabilité collective doivent permettre, plus ou moins rapidement selon les sociétés, d’atteindre les objectifs de pleine indépendance et de croissance. Les idées de Horton, à la fois avant-gardistes et décalées dans le contexte de l’impérialisme triomphant, retrouvent leur pertinence au moment des luttes pour l’indépendance : l’évidence de la prise en main des affaires nationales par les Africains eux-mêmes, l’importance de l’éducation, la nécessité des transformations économiques comme base du changement social et politique du continent. Éclipsé un temps et caricaturé comme représentant d’une élite acquise à la cause coloniale et occidentale, Africanus Horton retrouve ainsi sa place légitime dans la genèse de la pensée politique et panafricaine.

Odile GOERG

1 LYNCH Hollis R., Edward Wilmot Blyden 1832-1912. Pan-Negro Patriot, Oxford Univ. Press, 1970.
2 Il publie son mémoire de médecine, The Medical Topography of the West Coast of Africa,
(1859), The Political Economy of British West Africa (1865), ainsi qu’un ouvrage géologique
et climatologique en 1867.
3 Blyden E.W., Christianity, Islam and the Negro Race, Édimbourg, Edinburgh University
Press, 1967 [1ère édition 1887].
4 Letters on the Political Condition of the Gold Coast (1870), réédité par Frank Cass, London,
1970, introduction de E. A. Ayandele.

ZEWDIE Gennet
par Pierre GUIDI

Militante, universitaire et femme politique éthiopienne née en 1948; membre du mouvement étudiant éthiopien puis de l’Ethiopian People Revolutionary Party (années 1960-70); emprisonnée de 1979 à 1986; membre de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF) et ministre de l’Éducation de la République fédérale démocratique d’Éthiopie (1991-2006); ambassadrice d’Éthiopie en Inde (2006-2014).

Mots-clés: mouvement étudiant éthiopien, Ethiopian People’s Revolutionary Party (EPRP), Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF)

Gennet Zewdie naît le 5 mai 1948 à Dessie, dans la région éthiopienne du Wello. Elle est élevée, avec sa sœur et ses cinq frères, par sa mère et son beau-père. Son beau-père est commerçant. Sa mère a été scolarisée dans les années 1940 à l’école Impératrice Menen à Addis-Abeba, établissement destiné à former les élites féminines de la nation. Gennet Zewdie débute sa scolarité à Dessie (grades 1-3), avant d’aller à Addis-Abeba pour intégrer à son tour l’école Impératrice Menen (grades 4-6), puis l’école Prince Mekonnen jusqu’au grade 8, qui marque la fin des études primaires. En 1963, elle entre à l’école Teferi Mekonnen pour des études secondaires en section Commerciale. Élève en grade 10, elle est très marquée par les thèses de Lénine sur la “Question des femmes”, présentées en classe par l’une de ses camarades dans un cours dirigé par un enseignant du Peace Corps qui encourage les élèves à lire et présenter des œuvres politiques. C’est alors qu’elle commence à militer au sein du mouvement étudiant éthiopien, dont l’obédience marxiste se renforce au cours des années 1960. A la fin de ses études secondaires, elle milite avec plusieurs camarades auprès du ministère de l’Éducation pour que les femmes ne soient plus cantonnées dans les filières professionnelles “féminines” et aient accès à l’université. Elle participe en même temps aux activités du mouvement étudiant, tout en regrettant le fait les femmes soient cantonnées à des rôles subalternes. Ainsi, en tant qu’élèves en section Commerciale, elle et ses camarades sont sollicitées pour taper les revues étudiantes à la machine mais jamais pour commenter ou proposer des articles.
Après ses études secondaires, elles obtient son diplôme en Business Education à la Commercial School de l’université d’Addis-Abeba, puis une licence à l’université de Plymouth. En 1970, elle est reçue à l’université de New Hampshire au États-Unis où elle obtient en 1973 un Bachelor of Arts en Business Education. Aux États-Unis, elle continue ses activités militantes en participant aux mouvements pour les droits civils, contre la guerre du Vietnam et pour les droits des femmes.
De retour en Éthiopie fin 1974, peu après la destitution de l’empereur Haile Selassié, elle enseigne à l’université d’Addis-Abeba et devient membre de l’Ethiopian People Revolutionary Party (EPRP). Fondé clandestinement en avril 1972 sous le nom de Ethiopian People Liberation Organization, ce dernier déclare officiellement son existence à la faveur de la révolution et s’oppose rapidement au Derg, le comité militaire qui s’est emparé du pouvoir. Elle participe à l’Ethiopian Women’s Coordinating Committee, mis en place pour mobiliser les femmes en faveur de la révolution. Issu d’un premier séminaire tenu en février 1975, ce comité se composait de 18 militantes et était supervisé par un membre du comité politique du Derg, le lieutenant Alemayehu Haile. Parmi les membres du comité appartenant à l’EPRP figuraient notamment Daro Negash, présidente du syndicat des travailleurs de l’imprimerie Berhanena Selam, et Negist Tefera, infatigable militante de l’organisation des femmes. Le comité comptait également des membres du Meison – l’autre parti marxiste qui défendait lui la position d’une “collaboration critique” avec le Derg – dont Atnaf Yimam et Engudai Bekele. Les mandats du comité étaient de diffuser de la documentation et d’établir des groupes de discussions dans les quartiers et lieux de travail, afin de créer une association de femmes à l’échelle nationale. Un second séminaire, tenu en avril 1975, a réuni plus de 300 femmes de diverses institutions publiques et privées ainsi que du secteur informel, comme des femmes au foyers, des travailleuses domestiques et des travailleuses du sexe. Mais le travail conséquent réalisé a été vite miné par les conflits entre membres de l’EPRP et du Meison. L’EPRP ayant gagné la faveur des participantes, le Derg a commencé par réprimer le comité avant de l’abolir. Gennet Zewdie et ses camarades entrent alors dans la clandestinité.
En 1976-1978, pendant les deux années de Terreur Rouge orchestrées par le Derg, Gennet Zewdie travaille à l’organisation clandestine de l’EPRP, visant à renverser les militaires pour mettre en place un gouvernement civil. Elle participe notamment à la branche féminine du parti, l’Ethiopian Women Organization for Struggle. A la même période, elle se marie et donne naissance à deux filles, une née fin 1976, l’autre début 1978. En juillet 1979, elle est arrêtée et emprisonnée, ainsi que son mari. Après être passée par divers centres de détention et de torture, elle est transférée à la prison centrale de Kerchele, où sont emprisonné·es les militant·es qui n’ont pas été sommairement exécuté·es dans leur précédents lieux d’emprisonnement. Pendant ses trois ans et demi de détention, les deux filles de Gennet Zewdie sont confiées à sa mère. Elle cotise avec d’autres militantes forcées de soudoyer les gardiens afin de pouvoir voir leurs enfants. A la prison de Kerchele, elle participe aux comités de prisonniers politiques pour lutter contre les mauvais traitements et organiser la vie en prison. Un magasin communautaire est établi, de nouveaux bâtiments et un four sont notamment construits. Par ailleurs, les prisonniers politiques mettent en place un système scolaire primaire et secondaire complet, des enseignements de niveau supérieur, ainsi que des cours d’alphabétisation. Gennet Zewdie y enseigne l’histoire. La détention en commun avec des personnes de classes sociales et de groupes culturel très variés lui font découvrir des facettes de l’Éthiopie pour elle inconnues jusqu’alors. Elle est notamment très marquée par les témoignages de prostituées qui lui racontent les violences sexuelles qu’elles ont subies.
Libérée en novembre 1983, elle réintègre l’université d’Addis-Abeba comme enseignante et chercheuse. En 1986, elle obtient une bourse de la Fondation Ford pour un MA en Business Education à l’université de Suffolk à Boston, Massachusetts, dont elle sort diplômée en juin 1986. Elle retourne ensuite à l’université d’Addis-Abeba où elle occupe notamment le poste directrice du pdepartement de Business Education. En 1987, elle se sépare de son mari parti enseigner au Royaume-Uni, ne souhaitant pas “devenir un lave-vaisselle” en Europe.
En 1991, elle rejoint l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), la coalition dominé par le Tigray People’s Liberation Front qui a renversé le Derg et pris le pouvoir à Addis-Abeba. Fin 1991, elle est nommée vice-ministre de l’Éducation puis, huit mois plus tard, ministre de l’Éducation. Elle occupe ce poste pendant 13 ans, jusqu’en 2006, année pendant lesquelles elle œuvre à la réforme scolaire qui, conformément à la politique fédérale de l’EPRDF, instaure l’éducation primaire en langues régionales. En 1992, elle cofonde le Forum for African Women Educationalists (FAWE) dont elle préside la section éthiopienne. De 1993 à 2000, elle représente l’Afrique de l’Est au Conseil exécutif de l’Unesco. Elle fait partie des 60 femmes qui ont contribué aux 60 ans de l’Unesco, présentées dans un ouvrage publié en 2007 par cette organisation.
Entre 2006 et 2015, elle est ambassadrice d’Éthiopie en Inde. Tout en travaillant à renforcer les relations entre l’Éthiopie et l’Inde, notamment dans les domaines du commerce, de l’investissement et du crédit, elle passe une thèse de doctorat à la School for International Studies de l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. En 2014, elle publie l’ouvrage Resistance, Freedom and Empowerment: The Ethiopian Women’s Struggle. En 2016, elle fonde le Women Strategic Development Center, situé dans les prémisses de l’Ethiopian Civil Service University. En 2018, elle publie l’ouvrage No One Left Behind: Redesigning the Ethiopian Education System. En juin 2022, elle reçoit un doctorat honorifique en Public Service de l’université de Plymouth. Elle vit actuellement à Addis-Abeba.

Sources
– Entretien de Gennet Zewdie avec Marie-Jane Wagle, septembre 2014.
– Entretien de Gennet Zewdie avec Pierre Guidi, 6 avril 2022.
– Kiflu Tadesse, The Generation: the History of the Ethiopian People’s Revolutionary Party. Part 1, Lanham, University Press of America: Lanham, 1993.
– Simeneh Ayalew Asfaw, 2004, A History of Kerchele (1974-1991), MA thesis, Addis Ababa University School of Graduate Studies.